Quelques faits (méconnus) sur l’étang de la Gruère

L’étang de la Gruère, situé au cœur d’une tourbière (haut-marais) dans une réserve naturelle de 120 ha, est un lieu que j’affectionne tout particulièrement.

Son eau noirâtre, son tapis de sphaignes et d’aiguilles, son paysage « nordique », sa tranquillité (lorsqu’il n’y a pas trop d’affluence…), les fragrances de ses pins et la richesse de son écosystème en font un lieu idyllique, solennel, presque mystique.

Un panorama qui tranche avec ceux que l’on rencontre habituellement dans la région, comme si l’on avait été subitement transporté à des milliers de kilomètres de là :

Brusquement, le pâturage fait place à un sol moussu et humide ; le sapin a disparu, remplacé sous l’influence magique de quelque barde écossais par une multitude de pins de marais, courts et à toupet bien dessiné. (…)

Une légère odeur de décomposition et d’humidité montait du sol, ajoutant une sensation étrange à l’harmonieuse fantaisie de ce paysage nordique où rien ne rappelle le Jura. (…)

Les rives nettes et mâchées découpent d’un trait de marne bleue un minuscule Lac des Quatre-Cantons. L’analogie, d’ailleurs, frappe moins que l’aspect et l’atmosphère beaucoup plus caractérisés d’un lac finlandais ou écossais. Le charme de ce site se prête à une méditation triste et douce, sans qu’aucune monotonie n’envoûte l’âme. (…)

L’Etang de La Gruyère, La sentinelle, Volume 54, Numéro 5, 7 janvier 1943, page 6. Lire en ligne.

Avec ses 150’000 visiteurs par année, l’étang de la Gruère est un haut lieu touristique du canton du Jura (une situation qui apporte hélas son lot d’incivilités et de déchets…).

Le but de cet article est de vous faire découvrir quelques faits méconnus ou curiosités en rapport avec cet étang, même si j’imagine aisément que certains soient déjà connus des habitués et des habitants des environs. N’hésitez pas à m’en proposer d’autres si vous en connaissez 😉

Au passage, les étangs abritent une plus grande biodiversité que les rivières et les lacs. À eux seuls, ils hébergent les deux tiers de toutes les espèces d’eau douce de la planète. Sachant que 90 % des étangs de Suisse ont disparu en l’espace de 150 ans, il est plus que vital de les préserver.

Contenu de l’article

Quelle est l’origine de l’étang de la Gruère ?

Bien que la tourbière soit très ancienne (la tourbe a commencé à s’y accumuler il y a 12’000 ans, après la fin des grandes glaciations), son étang est beaucoup plus récent et totalement artificiel. Dans les années 1650, une digue a été érigée dans la tourbière afin d’en retenir ses eaux et actionner un moulin ; l’étang était né.

Le moulin, aujourd’hui à l’état de ruines inaccessibles au public, était situé à l’emplacement de la scierie actuelle. Il a été bâti par un dénommé Richard Cattin et fut exploité par sa famille durant un siècle et demi.

La scierie de la Gruère. Le moulin s’y trouvait jadis.

Notons que sans intervention de l’homme, l’étang de la Gruère finirait par disparaitre, peu à peu envahi par les sphaignes (des mousses constituant la tourbe par accumulation progressive, à la lente cadence d’environ 1 mm par an). Au fil des siècles ou des millénaires, la tourbe reprendrait ses droits (si des canicules répétées ne l’assèchent pas avant…).

Doit-on dire Gruère ou Gruyère ?

Il n’est pas rare qu’un visiteur, peu averti ou distrait, se trompe et prononce Gruyère au lieu de Gruère. Même pour les habitants du coin, il est aisé de se laisser piéger par ce lapsus.

Et pourtant, ironie de l’histoire, le plan d’eau s’est bel et bien appelé l’étang de la Gruyère jusque dans les années 1950 !

Carte de 1937 montrant l’ancien orthographe du lieu. Voir en ligne. © swisstopo.

Pour éviter toute confusion avec la Gruyère fribourgeoise, décision a été prise en 1950 de changer son nom et d’adopter sa graphie actuelle. Les cartes topographiques et les habitudes du public mirent quelques années à s’adapter.

Roger Châtelain, ancien archiviste de Tramelan, regretta ce changement de nom :

Au point de vue sentimental Gruère est un nom dur, cru à prononcer, tandis que Gruyère est d’une intonation douce et veloutée, comme est tendre et moelleux son sol tapissé de mousses aux alentours de son étang.

La Gruyère jurassienne et les meuniers Cattin, Roger Châtelain, 1987.

Outre sa sonorité plus flatteuse à l’oreille, il estimait surtout que le nom de Gruyère était plus approprié du point de vue étymologique. En effet, le terme « gruyère » désignerait une région très boisée, forestière, alors que « gruère » celui d’un moulin à « gruer » (à moudre du gruau). Comme la forêt a précédé le moulin, le premier apparaît plus approprié que le second…

Toutefois, la toponymie n’a pas dit son dernier mot : en fouillant à la recherche d’anciens articles et de cartes, il m’est apparu que le nom de Gruyère était en fait récent car, auparavant (lors du XIXème siècle), le lieu s’appelait bien Gruère (orthographié « Gruerre ») !

Carte Dufour de 1864. On peut y lire « Moulin de la Gruerre ». Voir en ligne. © swisstopo.

Ce fut avec la première carte Siegfried en 1871 que le nom changea brusquement en Gruyère :

Carte Siegfried de 1871. Première apparition du nom Gruyère (orthographié « Gruyière ») sur une carte. Voir en ligne. © swisstopo.

Était-ce là l’erreur d’un topographe ? Un choix délibéré des politiques locales ? Une modernisation du nom ? Je n’ai malheureusement trouvé aucune explication pour le moment.

Il paraît cependant probable que le terme « gruère » ne soit qu’une variante orthographique de « gruyère » et qu’ils possèdent tous les deux le même sens, sans relation du premier avec un moulin. En tout cas, le dictionnaire toponymique d’Henry Suter va dans ce sens.

L’antériorité du nom de Gruère a été l’autre raison qui a motivé le renommage de 1950.

Où s’écoule son eau après avoir franchi la digue ?

L’exutoire de la digue permet l’écoulement de l’eau de l’étang et crée un petit ruisseau qui longe le chemin qui mène à la scierie. L’eau s’engouffre ensuite dans un emposieu (doline) situé derrière la scierie.

L’exutoire de l’étang.

Mais où l’eau ressort-elle après avoir séjourné sous terre ? Est-elle simplement engloutie toute entière dans ses méandres, alimentant une quelconque nappe phréatique ?

La digue en 1945. Photo colorisée.
Crédits : ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Wehrli, Leo / Dia_247-14536 / CC BY-SA 4.0.

Des rumeurs prétendaient que l’eau ressortait à Tramelan ou encore dans un ruisseau près de Cormoret. Il n’en est rien : un traçage colorimétrique a prouvé que son périple souterrain débouche dans une source en-dessous du restaurant du Theusseret avant de terminer sa course dans le Doubs !

Entre l’étang de la Gruère et le Theusseret, il faut compter sept kilomètres à vol d’oiseau. Tracé évidemment non-contractuel. Fond de carte : © swisstopo.

Les pertes en chemin sont minimes : près de 90% de l’eau qui quitte la Gruère arrive au Theusseret.

Sources

Je tiens à remercier l’association « Parc naturel régional du Doubs » qui a bien voulu prendre le temps de répondre à mes questions. Son aide a été précieuse.

Voici les autres sources que j’ai consultées pour l’élaboration de cet article :

Share Button

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *