A propos Kevin M. Vuilleumier

Développeur, passionné de plusieurs sujets.

Une brève histoire des Vuilleumier de Tramelan

La famille Vuilleumier comporte actuellement plusieurs branches en Suisse. L’une de ces branches est celle de Tramelan1, village de 4’500 âmes dans l’arrondissement administratif du Jura bernois (Berne). Une famille fort bien établie en cette commune car elle en est le nom le plus répandu2.

Armoiries des Vuilleumier de Tramelan et de La Sagne, avec une vue aérienne de Tramelan en arrière-plan. Montage personnel. Photo : Werner Friedli, CC BY-SA.

Généalogiste amateur, j’ai pu dresser une fresque familiale remontant à plusieurs siècles en m’appuyant de documents d’archives, de registres paroissiaux et de l’aide précieuse d’un généalogiste expérimenté (que je remercie encore une fois !). Cet article condense le fruit de ces recherches sur la branche tramelote de la famille Vuilleumier et ne se veut aucunement exhaustif.

Les débuts sagnards

La famille Vuilleumier est originaire de La Sagne (Neuchâtel). Le plus ancien ancêtre connu3, Williomie (né probablement entre 1350 et 1370), y possédait des terres à la Corbatière (au nord-est de la commune).

Au XIVème siècle, Jean II de Neuchâtel-Valangin, dit « Jean II d’Aarberg », seigneur de Valangin, souhaitait peupler les Montagnes neuchâteloises (désignées à l’époque de « Noires-Joux ») et il accorda des franchises et des facilités aux colons qui vinrent les défricher. Les habitants de La Sagne en firent partie et disposèrent ainsi de leurs terres.

Les familles nouvellement installées dans ces montagnes venaient en toute vraisemblance du Littoral neuchâtelois ou du Val-de-Morteau (le territoire de Morteau étant, au moment des faits, sous la protection de la Maison de Neuchâtel).

Nous avons peu d’informations disponibles sur ce lointain aïeul, mais il n’est pas saugrenu de penser que Williomie, ou du moins sa famille, était originaire de la région de Morteau. Plusieurs éléments viennent étayer cette hypothèse :

  • Des Villemin et Willemin sont enregistrés dans la région de Morteau au début du XIVème siècle ;
  • La famille Vuillemez est originaire du Cerneux-Péquignot (Neuchâtel), une commune française jusqu’en 1814 ;
  • Un lieu-dit « Les Vuillaumiers » existe en France voisine à proximité du hameau du Rondot.
Le lieu-dit « Les Vuillaumiers » sur une carte. Voir en ligne. © swisstopo.

Son fils, Williomier, né aux alentours de 1390, est certainement celui qui a donné son nom à la famille4.

Tous deux sont mentionnés dans l’acte dit « des six habitants de La Sagne » du 15 février 1422.

L’acte des six habitants de La Sagne, 15 février 1422. Difficile à déchiffrer, on peut tout de même y lire « Williomier » en deuxième ligne et « Williomie de la Corbatière » en neuvième. Merci à la commune de La Sagne pour leur recherche et la numérisation de cet acte séculaire.

Sa postérité demeura à La Sagne durant des générations et ils possédèrent plusieurs terres et propriétés dans la région.

L’un de ses descendants, Pierre Vuilleumier5, possédait une maison à La Sagne qui fut vendue en 1599, quelque temps après sa mort, par son frère Guillaume et son fils David. Marie de Bourbon, régente de Neuchâtel, la leur acheta afin d’offrir une cure au pasteur. En piteux état, d’importants travaux durent y être menés de 1683 à 1684. Cette cure existe toujours.

La naissance de la branche tramelote

Un autre fils de Pierre, Jean Vuilleumier6 (né en 1590), acquit une lettre de congé de la communauté de La Sagne le 20 octobre 1621 et vint s’établir à Tramelan-Dessus7, au Cernil ès Chatelain (La Chaux-de-Tramelan)8. Jean et ses fils devinrent bourgeois de la localité le 22 octobre 1642. Il est l’ancêtre de tous les Vuilleumier de Tramelan.

À l’époque, d’autres familles, les Droz, Ducommun, Houriet, Matthey (Mathez), Nicolet et Vuille, émigrèrent également des Montagnes neuchâteloises pour rejoindre les terres de l’Évêché de Bâle.

Jean fut marié en secondes noces9 avec Madeleine Matthey, fille de Barthélemy Matthey, propriétaire de la seule métairie franche de la vallée. Ils eurent cinq fils et une fille, la première génération de Vuilleumier née à Tramelan :

  • Moïse (orthographié Moyse), probablement l’aîné de la famille, car il n’habitait pas avec son père et ses frères lorsque ceux-ci obtinrent la bourgeoise. Il l’acquit plus tard à son tour et décéda en 1691 ;
  • Abram, justicier, trois fils. Il est l’ancêtre des Vuilleumier de Lausanne, bourgeois d’Allaman ;
  • Jean ;
  • David, quatre fils. L’un de ses descendants, Auguste Virgile Vuilleumier, fondra la branche de Bâle en 1857 ;
  • Pierre ;
  • Leur fille, de prénom inconnu, a épousé égrège10 J.-J. Monnin, de Tramelan-Dessous, notaire puis greffier de la justice de Tramelan.
La plus ancienne mention de Moyse que j’ai pu retrouver. Actes de baptêmes d’Abraham et Eve Vuilleumier, petits-enfants de Moyse, nés le 15 juillet 1683. Source : registre des baptêmes de Tramelan (1681-1722), actes 88 et 89, page 26.

Jean résida dans sa demeure au Cernil ès Chatelain jusqu’à son décès, survenu probablement le 27 mars 1678 ou peu de temps après. C’est en effet à cette date que le notaire Henry Monnin se rendit à son chevet pour y entendre ses dernières volontés et rédiger son testament.

Les Vuilleumier, Matthey (devenue Mathez) et Châtelain, proches voisins, partagèrent des liens étroits et les mariages entre ces familles furent nombreux. Ainsi, d’après le généalogiste Jean-Philippe Vuilleumier, de 1681 à 1717, tous les mariages des fils Mathez sont avec des filles Vuilleumier. En 1715, les maisons du Cernil ès Chatelain appartiennent aux trois familles. De nos jours, plusieurs maisons y portent encore les sceaux de la famille Vuilleumier.

La nombreuse descendance de Jean perdure encore, quatre siècles après, non seulement en Suisse, mais aussi dans divers pays d’Europe, aux USA et au Canada.

Bibliographie

  • Arbre généalogique de la famille Vuilleumier de la Sagne, Tramelan-Dessus et Bâle, Auguste Vuilleumier, 1914.
  • Histoire de Tramelan depuis ses origines jusqu’à nos jours, L.-Alf. Voumard, 1899.
  • Dictionnaire Généalogique des Vuilleumier de Suisse, Gérard Léchot, 19.03.2021.
  • Trois parcours d’une branche de la famille Vuilleumier, de La Sagne et de Tramelan, bulletin de la Société neuchâteloise de généalogie n°22, Jean-Philippe Vuilleumier, 2004.
  • La Chaux-de-Fonds et les Jurassiens, Marius Fallet, 1931.

Si vous possédez d’autres informations utiles, des documents s’y rapportant, ou si vous remarquez une erreur dans cet article, n’hésitez pas à me contacter. Je le mettrai à jour en conséquence 🙂

  1. Les autres branches sont celles de La Sagne (Neuchâtel), Lausanne et Bâle. ↩︎
  2. Voir les statistiques données dans cet article. ↩︎
  3. En réalité, la filiation de la famille avec Williomie et son fils est probable, sans être totalement certaine. Pour ma part, je n’ai pas réussi à retrouver leurs actes de baptêmes ou de décès. Ils sont toutefois cités à plusieurs reprises dans différents documents retraçant la généalogie de la famille. ↩︎
  4. Dans les actes des XVème, XVIème et XVIIème siècles, le nom est écrit Williomier, Vuilliomier, Vuillomier puis c’est Vuilleumier qui prévalut (avec le V ou le W, sujet qui mériterait un article à lui seul…). Il fait partie de la famille de noms dérivés de Guillaume. ↩︎
  5. Arrière-arrière-arrière-petit-fils de Williomier. ↩︎
  6. Aussi orthographié Jehan. Au contraire de Williomie, la filiation avec Jean Vuilleumier est certaine. Lui et sa famille sont mentionnés dans nombre de documents d’époque (registres paroissiaux, lettre de congé, comptes-rendus, actes notariaux, etc.). ↩︎
  7. Une autre source affirme qu’il était à Tramelan depuis les années 1610 lorsqu’il obtint sa lettre de congé en 1621. ↩︎
  8. Où était déjà installée une des plus anciennes familles de Tramelan, les Châtelain. ↩︎
  9. De son premier mariage, il eut un fils, Guillaume, qui vécut toute sa vie à La Sagne. Il y mourut en 1660. ↩︎
  10. « respectable ». ↩︎

Et si je créais de la musique ?

Après un lipogramme et un poème, écrire des paroles de chansons est un nouveau défi artistique dans lequel je me suis lancé. Mais comment les concrétiser ensuite en de véritables morceaux ? Je ne suis ni chanteur ni musicien, alors ces textes sont-ils condamnés à ne jamais quitter le papier et ne pas embrasser le support éthéré de la musique ?

C’est alors que j’ai découvert l’existence d’une IA qui permet de générer une musique complète à partir de paroles et d’indications (structure, genre, etc.) : Suno. Je l’ai donc utilisée et, après de très nombreuses itérations et adaptations, j’ai pu obtenir des résultats qualitatifs qui me conviennent 🙂

Ce n’est pas parfait, ni le sont mes textes d’ailleurs, mais quel bonheur de pouvoir entendre ses paroles s’incarner dans une voix et une mélodie ! Qui plus est, nous sommes très loin des voix synthétiques au timbre de robots dont nous avions l’habitude d’entendre. C’est bluffant.

Évidemment, je préfère les créations nées de l’esprit humain et non artificiel (ah, vaste débat que voilà !), mais dans le cas présent, à moins de réussir à convaincre (et payer chèrement) des chanteurs, compositeurs et musiciens, elles n’auraient jamais pu voir le jour… Suno a été un outil indispensable pour réaliser ce projet jusqu’au bout.

Toutefois, comme je le disais, il y a tout de même une intervention humaine : la mienne. Rédiger les paroles, les modifier et les affiner (encore et encore), générer les morceaux, en exclure une majorité, changer la structure… En tout, une centaine d’itérations ont été nécessaires pour chaque morceau.

Ce défi a été aussi pour moi l’occasion de réaliser mon premier clip vidéo, ma première pochette, etc.

Ainsi, vous retrouverez ici mes créations musicales (article mis à jour au fur et à mesure) :

Vous pouvez aussi les trouver sur ma chaîne YouTube.

Quelques faits (méconnus) sur l’étang de la Gruère

L’étang de la Gruère, situé au cœur d’une tourbière (haut-marais) dans une réserve naturelle de 120 ha, est un lieu que j’affectionne tout particulièrement.

Son eau noirâtre, son tapis de sphaignes et d’aiguilles, son paysage « nordique », sa tranquillité (lorsqu’il n’y a pas trop d’affluence…), les fragrances de ses pins et la richesse de son écosystème en font un lieu idyllique, solennel, presque mystique.

Un panorama qui tranche avec ceux que l’on rencontre habituellement dans la région, comme si l’on avait été subitement transporté à des milliers de kilomètres de là :

Brusquement, le pâturage fait place à un sol moussu et humide ; le sapin a disparu, remplacé sous l’influence magique de quelque barde écossais par une multitude de pins de marais, courts et à toupet bien dessiné. (…)

Une légère odeur de décomposition et d’humidité montait du sol, ajoutant une sensation étrange à l’harmonieuse fantaisie de ce paysage nordique où rien ne rappelle le Jura. (…)

Les rives nettes et mâchées découpent d’un trait de marne bleue un minuscule Lac des Quatre-Cantons. L’analogie, d’ailleurs, frappe moins que l’aspect et l’atmosphère beaucoup plus caractérisés d’un lac finlandais ou écossais. Le charme de ce site se prête à une méditation triste et douce, sans qu’aucune monotonie n’envoûte l’âme. (…)

L’Etang de La Gruyère, La sentinelle, Volume 54, Numéro 5, 7 janvier 1943, page 6. Lire en ligne.

Avec ses 150’000 visiteurs par année, l’étang de la Gruère est un haut lieu touristique du canton du Jura (une situation qui apporte hélas son lot d’incivilités et de déchets…).

Le but de cet article est de vous faire découvrir quelques faits méconnus ou curiosités en rapport avec cet étang, même si j’imagine aisément que certains soient déjà connus des habitués et des habitants des environs. N’hésitez pas à m’en proposer d’autres si vous en connaissez 😉

Au passage, les étangs abritent une plus grande biodiversité que les rivières et les lacs. À eux seuls, ils hébergent les deux tiers de toutes les espèces d’eau douce de la planète. Sachant que 90 % des étangs de Suisse ont disparu en l’espace de 150 ans, il est plus que vital de les préserver.

Contenu de l’article

Quelle est l’origine de l’étang de la Gruère ?

Bien que la tourbière soit très ancienne (la tourbe a commencé à s’y accumuler il y a 12’000 ans, après la fin des grandes glaciations), son étang est beaucoup plus récent et totalement artificiel. Dans les années 1650, une digue a été érigée dans la tourbière afin d’en retenir ses eaux et actionner un moulin ; l’étang était né.

Le moulin, aujourd’hui à l’état de ruines inaccessibles au public, était situé à l’emplacement de la scierie actuelle. Il a été bâti par un dénommé Richard Cattin et fut exploité par sa famille durant un siècle et demi.

La scierie de la Gruère. Le moulin s’y trouvait jadis.

Notons que sans intervention de l’homme, l’étang de la Gruère finirait par disparaitre, peu à peu envahi par les sphaignes (des mousses constituant la tourbe par accumulation progressive, à la lente cadence d’environ 1 mm par an). Au fil des siècles ou des millénaires, la tourbe reprendrait ses droits (si des canicules répétées ne l’assèchent pas avant…).

Doit-on dire Gruère ou Gruyère ?

Il n’est pas rare qu’un visiteur, peu averti ou distrait, se trompe et prononce Gruyère au lieu de Gruère. Même pour les habitants du coin, il est aisé de se laisser piéger par ce lapsus.

Et pourtant, ironie de l’histoire, le plan d’eau s’est bel et bien appelé l’étang de la Gruyère jusque dans les années 1950 !

Carte de 1937 montrant l’ancien orthographe du lieu. Voir en ligne. © swisstopo.

Pour éviter toute confusion avec la Gruyère fribourgeoise, décision a été prise en 1950 de changer son nom et d’adopter sa graphie actuelle. Les cartes topographiques et les habitudes du public mirent quelques années à s’adapter.

Roger Châtelain, ancien archiviste de Tramelan, regretta ce changement de nom :

Au point de vue sentimental Gruère est un nom dur, cru à prononcer, tandis que Gruyère est d’une intonation douce et veloutée, comme est tendre et moelleux son sol tapissé de mousses aux alentours de son étang.

La Gruyère jurassienne et les meuniers Cattin, Roger Châtelain, 1987.

Outre sa sonorité plus flatteuse à l’oreille, il estimait surtout que le nom de Gruyère était plus approprié du point de vue étymologique. En effet, le terme « gruyère » désignerait une région très boisée, forestière, alors que « gruère » celui d’un moulin à « gruer » (à moudre du gruau). Comme la forêt a précédé le moulin, le premier apparaît plus approprié que le second…

Toutefois, la toponymie n’a pas dit son dernier mot : en fouillant à la recherche d’anciens articles et de cartes, il m’est apparu que le nom de Gruyère était en fait récent car, auparavant (lors du XIXème siècle), le lieu s’appelait bien Gruère (orthographié « Gruerre ») !

Carte Dufour de 1864. On peut y lire « Moulin de la Gruerre ». Voir en ligne. © swisstopo.

Ce fut avec la première carte Siegfried en 1871 que le nom changea brusquement en Gruyère :

Carte Siegfried de 1871. Première apparition du nom Gruyère (orthographié « Gruyière ») sur une carte. Voir en ligne. © swisstopo.

Était-ce là l’erreur d’un topographe ? Un choix délibéré des politiques locales ? Une modernisation du nom ? Je n’ai malheureusement trouvé aucune explication pour le moment.

Il paraît cependant probable que le terme « gruère » ne soit qu’une variante orthographique de « gruyère » et qu’ils possèdent tous les deux le même sens, sans relation du premier avec un moulin. En tout cas, le dictionnaire toponymique d’Henry Suter va dans ce sens.

L’antériorité du nom de Gruère a été l’autre raison qui a motivé le renommage de 1950.

Où s’écoule son eau après avoir franchi la digue ?

L’exutoire de la digue permet l’écoulement de l’eau de l’étang et crée un petit ruisseau qui longe le chemin qui mène à la scierie. L’eau s’engouffre ensuite dans un emposieu (doline) situé derrière la scierie.

L’exutoire de l’étang.

Mais où l’eau ressort-elle après avoir séjourné sous terre ? Est-elle simplement engloutie toute entière dans ses méandres, alimentant une quelconque nappe phréatique ?

La digue en 1945. Photo colorisée.
Crédits : ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv / Wehrli, Leo / Dia_247-14536 / CC BY-SA 4.0.

Des rumeurs prétendaient que l’eau ressortait à Tramelan ou encore dans un ruisseau près de Cormoret. Il n’en est rien : un traçage colorimétrique a prouvé que son périple souterrain débouche dans une source en-dessous du restaurant du Theusseret avant de terminer sa course dans le Doubs !

Entre l’étang de la Gruère et le Theusseret, il faut compter sept kilomètres à vol d’oiseau. Tracé évidemment non-contractuel. Fond de carte : © swisstopo.

Les pertes en chemin sont minimes : près de 90% de l’eau qui quitte la Gruère arrive au Theusseret.

Sources

Je tiens à remercier l’association « Parc naturel régional du Doubs » qui a bien voulu prendre le temps de répondre à mes questions. Son aide a été précieuse.

Voici les autres sources que j’ai consultées pour l’élaboration de cet article :

L’Éternel Vagabond

Crédits photo : Luis Del Río Camacho sur Unsplash

La lumière blafarde frappe la tombe
Ramène son occupant dans notre monde

Libéré de la froide morsure de la mort
L’âme errante retrouve son corps

La Faucheuse ne peut plus le toucher
Sa destinée confinée à l’immortalité

Délivré de la pourriture inéluctable
On lui vouerait une existence délectable

Son passé effacé, ses souvenirs oubliés
Il aimerait se rappeler ceux qu’il a aimés

Dépouillé de son identité et sans avenir
Erre sans but celui qui ne peut mourir

Abhorré des vivants, rejeté par ceux qui dorment
Il aurait voulu à nouveau reposer sous l’orme

En des terres reculées à jamais il vagabonde
Aspirant à la quiétude des forêts profondes

L’Indicible

Crédits : @kirklai sur Unsplash

Stupeur parmi les habitants de la planète : il manque une lettre dans l’alphabet latin ! Elle a disparu de l’intégralité des textes telle que seule la magie en serait capable. Laquelle ? Aucun ne le sait, car nulle réminiscence de celle-ci ne subsiste, pas la plus petite trace, aussi bien dans les esprits que dans les livres.

Un matin, l’humanité se lève et se demande ce qu’elle a perdu. Le lexique amputé de maints termes, le langage s’appauvrit, sa beauté pâlit ; le fil des pensées est plus incertain, la langue manque d’assurance et de vivacité, les phrases vidées de leur substance. L’air lui-même semble privé d’un élément.

S’exprimer devient un exercice délicat, plein de maladresses, l’esprit cherchant péniblement des termes semblables à ceux qui n’existent plus. Il n’est hélas pas rare que les échanges s’enlisent dans un abject mélange d’harangues et de babillages indéchiffrables. Chacun tente de saisir ce que l’autre cherche à dire.

En vérité, ce n’est pas uniquement une lettre qui manque, mais un pan entier de la culture et de l’intelligence humaine qui s’échappe dans les limbes.

Même les plus érudits se perdent dans les méandres de cette affaire bien mystérieuse. L’humanité entière aurait-elle été subitement atteinte d’amnésie après effacement délibéré de cette lettre de l’ensemble des textes ? Quel infâme dessein cela cache-t-il ? Quelle divinité infernale tire les ficelles et se délecte d’essayer de disperser les peuples tel jadis à Babel ?

Mais la perplexité des débuts laisse rapidement place à l’indifférence générale et, avec cette dernière, l’humanité se résigne à reprendre le fil de sa destinée, le chemin qu’elle avait empruntée jusqu’à présent. Certes, le verbiage régresse mais s’adapte tant bien que mal, ce n’est pas une fatalité. D’aucuns disent : « tant pis si de tels événements surviennent ; c’est sûrement mieux ainsi ! » Rien n’arrive par hasard, justifient-ils.

Cependant, quelques-uns cherchent à percer cette énigme. N’y a-t-il pas de manuscrits intacts quelque part ? De preuves de l’existence de celle qui est à présent appelée « L’Indicible » ? Malgré des recherches minutieuses, seuls les espaces blancs dans les textes, autant de sépultures vides de leurs résidents, attestent de sa présence passée. Les lettrés, les spécialistes du passé et les linguistes s’échinent à démêler cette affaire, sans grand succès. Finalement, l’enquête piétine et ils abdiquent dans l’indifférence générale.

Et qui s’en inquiète vraiment ? Jugée anathème par un tribunal céleste, les dieux décidèrent de la bannir de la surface de la Terre. Quel blâme serait apte à les démentir ? Quel argument serait de taille à la libérer de cette sentence éternelle ?

De fait, L’Indicible est maintenant frappée d’interdit et il est strictement défendu de chercher à en apprendre davantage ni même désirer sa renaissance.

Lecteur, lectrice, je l’affirme : c’est assurément une grande perte que cette pauvre petite lettre ingénue ! Accusée de bien des maux, censurée injustement, les pensées réclament secrètement sa délivrance. S’il existe un univers dans lequel elle subsiste, puisse-t-elle être chérie, perpétuer la richesse de sa langue et l’éclat de ceux qui la pratiquent.